un-bookcrosser-a-geneve.blog4ever.com

un-bookcrosser-a-geneve.blog4ever.com

Les aiguilles de la mémoire 3

Sous le pont qui, enjambant l'Allondon, relie Russin à Dardagny, là où en saison on pêche à la ligne, les trains vers et venant de l'Ain émettent un "aah" prolongé. Ou un "eeh" tenu. L'ancien Hol-Hol de l'âge de la vapeur ne halète plus. La musique ferroviaire a muté depuis la Symphonie numéro 2 "de fer et d'acier" de Prokofiev et Pacific 231 d'Honegger. J'écoutai pour la première fois Pacific 231 en sixième primaire grâce à mon instituteur feu Jean-Paul Forestier. Dans Pacific 231, des glissandi suraigus commis par les violons avec la complicité du chef restituent les bruits de la machine qui démarre. Le public peut se figurer les sifflements de vapeur. La loco qui chuinte, sue, miaule, grince et s'avance n'a jamais disparu. Quand on joue au train on dit encore tchou tchou. L'orchestre intervient de plus en plus fort. Il musicalise l'idée d'un train qui accélère. A la vitesse maximale de la Pacific, les musiciens donnent tout ce qu'ils ont. Les rythmes s'allongent à mesure qu'approche l'ultime note, afin de traduire le freinage. J'aimai ça aussitôt. Le Franco-Suisse partageait un pays avec l'ingénieur Alfred Ilg. Ilg coordonna les travaux du Chemin de Fer Franco-Ethiopien. La ligne empruntait un tunnel et des viaducs, dont ceux de Hol-Hol. Le nom du site, Hol-Hol, proposa à sa façon une mélodie. Les convois qui roulaient dessus produisaient un bruit rythmé ressemblant à hol hol hol hol. Cela sonne plausible, en tout cas. A l'épellation, Hol-Hol, si on l'épèle de plus en plus vite, en se calquant sur l'accélération de la Pacific, se modifie, tel un matériau modelable, et fait entendre elle a chaud, elle a chaud, ce qui rapproche l'ouvrage d'art ferroviaire de l'allographe LHOOQ de Marcel Duchamp. Et c'est la vérité. Elle a dû en effet avoir chaud, très chaud, la locomotive à vapeur du CFFE, un sigle qui d'ailleurs n'est pas pour me déplaire, suisse et exotique, CFF + E comme Ethiopie, évasion ou Mer Erythrée, antique nom de la Mer Rouge. J'ignore ce qui incarna le plus le feu, la combustion qu'une géante à vapeur roulant dans la région la plus recuite par le soleil de la planète. L'Erta-Alé, peut-être. Volcan oublié mais ardent de l'Afar. Hol hol hol hol... La toux industrielle releva d'abord du murmure. Puis grandit. Devint impérieuse. Urgente. Menaçante. En-dessous des viaducs de Hol-Hol, tout commença à vibrer. Hol-Hol, Hol-Hol, Hol-Hol ! Trompettes, cuivres, cordes, la formation s'emballant sous la baguette du chef d'orchestre déversa sur les auditeurs une tempête croissante de notes. Les premiers rangs prirent ce crescendo en pleine face. Hol-Hol ! (Fortissimo.) Hol-Hol, Holhol ! (Spaventando.) Sous les ponts du CFFE attendaient un chat sauvage, un homme valide, un sourd et un aveugle. Le félin détala à toute allure. L'homme valide regarda en l'air, mi-intrigué mi-anxieux. L'aveugle, d'autant plus assailli de sonorités que sa vue ne pouvait le distraire, se boucha les oreilles. Celui qui n'entendait rien toucha la structure et en capta les vibrations. La course inaugurale venait de faucher, à sa façon, ses premières victimes. Pour elles, plus rien ne serait comme avant le passage du train franco-éthiopien. Même si une fois le premier convoi passé, le tumulte s'estompa, cédant à nouveau la place au silence. Bientôt, la cheminée cracheuse de nuages cessa d'apparaître à l'horizon djiboutien, rendant l'arrière-pays à ses rochers, ses graviers, ses épineux, ses oueds, ses pâtures et ses nappes saumâtres sur lesquels veillait un soleil aux airs de sentinelle enflammée. Au pays des hyènes, des gazelles, des chacals, des caracals, des protèles, la paix parut même effectuer son retour. Sauf qu'elle ne dura qu'un moment. Il revient ! cria quelqu'un. Les hol hol se firent à nouveau entendre crescendo. D'abord pianissimo, puis piano, et en fin de compte forte, fortissimo. L'expectoration de petites nuées par le tube du pesant véhicule tracteur redevint visible. On eût cru qu'une montagne même n'arrêterait pas le monstre. La bête. C'était bien d'Arthur Honegger, de déclarer à Paris qu'il considérait les locomotives comme des animaux. Des béhémoths roulants bouillant intérieurement de toute l'énergie qui y avait été introduite. La rumeur courut dans l'hinterland que le convoi se montrait plus puissant que les montagnes puisqu'il les transperçait. Le tunnel des Monts Ahmar l'attestait, sur la ligne Djibouti-Addis Abéba. Sous le viaduc de Holhol, pendant les très longues secondes du roulement du train, le vacarme était si envahissant que deux personnes debout au pied de la construction ne seraient pas parvenues à se parler. Pas même, hol hol hol hol, en criant. C'en était à hol hol hol ... nir fou fu... hol hol. Il n'empêche que la mise en service du... hol hol... victoire pour le progr... hol hol... empire fran... hol hol hol (decrescendo)... gner du temps de trajet entre le haut-plateau d'Ethiopie et le port de Djibouti sur la Mer Rouge, si près de l'Arabie du Sud qu'un requin excité s'y cognerait le museau, ironisaient les commentateurs, les globe-trotteurs et les moqueurs. Ainsi que les précepteurs, les rhéteurs, les voyageurs et les prospecteurs. Une partie d'entre eux passeraient sur les viaducs de Hol-Hol tôt ou tard, d'ailleurs.

Tukul doum, toukoul doum remplaçait en Suisse les hol hol de la Corne de l'Afrique. Le train dans lequel j'avais pris place s'arracha à la gare de Genève Cornavin. La circulation du convoi s'accompagnait de percussions en sourdine qui produisaient des toukouls et des doums. Passé dans la langue italienne lors de la conquête de l'Erythrée à la fin du XIXe siècle, toukoul, orthographié tucul en italien, désigne une case traditionnelle est-africaine. Quant au doum, il s'agit là d'une espèce de palmier. Le palmier doum. Une doumeraie. Ouadi Doum. Je plaçai les écouteurs sur mes oreilles. Réécoutai Arthur Honegger, Pacific 231. L'opus se révélait plutôt court. Il arrivait donc que les amateurs se l'accordassent plusieurs fois. La résonance métallique du tutti orchestral constituait l'un des traits de génie du compositeur du Roi David et de Jeanne au bûcher. L'oeuvre de Steve Reich Different trains portait son nom à merveille tant elle différait, précisément, de Pacific 231. Reich se référait aux wagons convoyant des déportés vers les camps de la mort. Steve Reich rappelait les heures les plus sombres de l'histoire des transports ferroviaires. Arthur Honegger opta, lui, pour l'enthousiasme, l'engouement devant la modernité symbolisée par une puissante locomotive à vapeur. L'un se remémora des trains affrétés pour tuer, l'autre tint la loco pour un être vivant.

 



27/05/2018
0 Poster un commentaire

Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 2 autres membres