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Marathon 1

Tentante, la femme qui courait. Tenue courte turquoise. La porteuse du dossard 6128 se donnait à fond. Elle avançait dans une ville que je ne connaissais pas. L'expéditeur du message m'avait invité à regarder la séquence filmée. Je me laissai tenter. Intrigué. Tissu de couleur vive. Joues rouges. L'or des cheveux. Short. Bandeau anti-sueur ceignant son front. Elle taillait sa route, on le voyait, avec détermination. Autour d'elle, des exclamations. Encouragements. Cris. Bribes de phrases souvent distantes, peu claires par conséquent. Spectateurs derrière des barrières. Foule pas très dense. Ce qui plaidait pour un marathon. Des badauds sur 42 kilomètres. Pas idéal pour une presse compacte au bord de l'émeute. Oui, je conclus que je regardais là un petit moment de marathon.

 


31/05/2018
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De A à Z, une enfance genevoise

Aar, en allemand Aare, rivière suisse. L'une des découvertes des leçons de géographie. Cette branche n'a été auréolée de magie qu'à l'école primaire.

Ali. Crocodile. Il vécut des années durant dans le hall d'entrée du Musée d'histoire naturelle, une institution appelée en général Muséum de Genève.

Analyse. Seulement grammaticale. Je me débrouillais plutôt bien. Exercice à l'origine d'une révélation, voir Y.

Aufray, Hugues. Chanteur français. A la montagne, en classe de neige, à Arolla en Valais, j'ai entendu chaque jour l'une de ses chansons, Tchin tchin tchin. Sans doute le personnel passait-il souvent le même disque, en l'occurrence un disque vinyl parce qu'il n'en existait pas encore d'autres, à l'époque.

Cirque. Indicateur temporel mélancolique adouci par les clowns, la ménagerie, les artistes et l'orchestre, et par le fait qu'il s'agissait du cirque, tout de même. L'arrivée du cirque suisse Knie à Genève, sur la Plaine de Plainpalais, annonçait l'imminence de la rentrée scolaire à la fin de l'été. Nous allions voir les éléphants qui, en outre, participaient à des numéros.

Elsa. Lionne star. Le destin de la lionne Elsa, la lutte de George et Joy Adamson en faveur de la liberté des animaux sauvages marquèrent l'arrivée de sujets écologiques dans ma vie, dans la seconde moitié des années 1970.

Exposé. Exercice peu courant en primaire. J'en retiendrai trois: un exposé sur les chats, un autre sur l'histoire de l'automobile, et un exposé "fantôme" sur le roman de Roger Frison-Roche La grande crevasse. Ce dernier n'eut en effet jamais lieu. Une classe de quelque vingt-sept élèves et un programme bien rempli contribuèrent à m'oublier complètement dans le planning des conférences. Peut-être que cela valait mieux ainsi. J'avais certes lu le livre, mais il était truffé de termes de montagne, d'alpinisme que je n'avais certainement pas compris, ou très partiellement.

Genevois, parler. J'ai utilisé des mots genevois naturellement. Des feuilles furent rangées dans des fourres en plastique (des pochettes pour ranger des documents) Nous ressortions d'un magasin avec de la marchandise dans un cornet (sachet, poche) Il était courant de se foehner les cheveux avec un foehn (un sèche-cheveux) y compris pendant les vacances de patates, en octobre. Enlever la poussière impliquait un combat contre les minons (moutons de poussière). Une parente d'élève - il ne s'agissait pas de ma mère - affirma un jour qu'elle savait nager, mais uniquement là où elle avait son fond (où elle avait pied) Ce qui nous fit sourire. Voire rire. Si l'on ne regardait pas où l'on posait les pieds, on risquait de s'encoubler (trébucher). A la gym, nous enfilions des cuissettes (shorts). Personne n'irait jurer de n'avoir jamais mascogné (triché lors d'un contrôle écrit) ni gatté (séché) un cours.

Lenorman, Gérard. Chanteur français. A la montagne, en classe de neige, à Arolla en Valais, j'ai entendu chaque jour l'une de ses chansons, Voici les clésSans doute le personnel passait-il souvent le même disque, en l'occurrence un disque vinyl parce qu'il n'en existait pas encore d'autres, à l'époque.

"Noir c'est noir". Tube de Johnny Hallyday. Premier tube que je tentai de chanter, et ce, sans saisir le sens des paroles.

Policier, roman. Genre de livre qui ne me plut pas du tout quand j'étais enfant. Je trouvai drôle qu'un personnage de Maigret en meublé s'appelât Janvier. L'aspect comique du nom m'éloigna de l'intrigue, m'empêcha de prendre celle-ci au sérieux. Durant mon enfance, l'idée d'une fiction mettant en scène un enquêteur sur la piste d'un meurtrier ou d'un assassin m'était radicalement étrangère et je n'y étais pas réceptif. Je lus également La Maison du canal, de Georges Simenon, sans mordre à l'hameçon. Je ne touchai plus un polar, ensuite, jusqu'à mes seize ans, et ne commençai à les apprécier que dans la trentaine.

Y. Adverbe de lieu. Avoir appris un jour que le mot à une lettre "y", employé entre autres dans "Nous y voilà" et "J'y arriverai tôt ou tard", était un adverbe de lieu a constitué l'une de mes révélations grammaticales du temps du primaire.

 


29/05/2018
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Work in progress

- Ella ?

De ma vie, jamais je n'avais été aussi avide d'être repéré. Le monde tournait à contresens. Moi qui avais jusqu'ici eu le don de passer inaperçu, je ressentis d'un coup le besoin d'être vu. Qu'Ella captât mon regard, voilà tout ce qui m'importait, à cette seconde-là.

- Ella ! E-e-ll-a-a !

Je parvins à interrompre sa marche. Elle s'arrêta. Tourna la tête. M'observa, l'air incrédule. Je la devinai, cette incrédulité, à la nature flottante de son expression. Ella se dirigea pas à pas vers moi.

- Mais... Est-ce bien toi, Marc-Olivier ? demanda-t-elle, hésitante.

A croire qu'elle eût espéré un démenti. Que je ne fournis pas. Elle m'examina, essaya d'analyser par ce moyen ce qui avait pu m'arriver. Prit une profonde inspiration. Prononça à peu près ces mots:

- Que t'ont-ils infligé ? Tu m'as tout l'air lessivé ! Je voudrais plutôt dire: tellement usé et fatigué par... Par quoi ? La vie ? Une grave rupture amoureuse ?

A priori, j'avais l'air naufragé. Surtout en fringues de récup.

Une mélodie de mobile nous interrompit. En l'occurrence, je reconnus Pacific 231 d'Arthur Honegger. "Elle a un bon goût musical", songeai-je. Ella s'entretint avec une personne que je ne me trouvai pas en mesure d'identifier. Elle lutta pour ne pas s'éterniser, concéda qu'elle n'était pas seule et proposa de relancer plus tard la conversation.

- C'est déconcertant de te rencontrer dans cet état, ajouta Ella. Tu as l'allure d'un exilé, d'un réfugié...

- J'en suis un, Ella. Félicitations. Ton intuition ne t'a pas trompée. (Je demeurai calme en énonçant ces propos. Je n'étais plus à cela près.)

- Dans ton propre pays ? Malgré ta culture ?

Ella s'ébahit de découvrir que ma culture, dont j'ignore moi-même l'étendue réelle, ma vieille matu fédérale obtenue à la force du poignet et à coups de maux de tête l'année de l'avènement de Mikhaïl Gorbatchev, ne m'aient pas apporté la gloire ni la fortune. Le passage des ans n'avait pas érodé son optimisme.

- Viendrais-tu effacer l'action d'Athéna ? suggérai-je.

- Athéna ? La déesse ? Je crains de ne pas te comprendre...

- Dans L'Odyssée, Athéna touche Ulysse de sa baguette en or et le métamorphose en vagabond. Sans y avoir pris garde, j'ai dû croiser le chemin d'Athéna un jour où elle avait une dent contre ma personne.

Je me permis des allusions à l'Antiquité. Et cela, parce que je me pris à penser: tu ne vas pas négliger une occasion unique de placer ta culture grecque, d'autant qu'une occasion de ce genre risque de ne plus jamais se représenter ! C'était vrai. Je pouvais me faire écraser par une fourgonnette en dérapage sur de la neige l'hiver prochain. Ou succomber rapidement, à l'âge que j'avais, dans ma situation. L'option "pas de vieux os" avait été cochée lors de mon entrée dans l'incertitude de l'adversité. Un jeune s'en remettrait vite.

Rien que la volonté d'avoir de quoi écrire représentait un défi. L'opinion publique imagine que dans mon cas, on quémande des piécettes qu'on dépense en alcool ou en stups. Qu'on réclame des sous pour manger. Jamais on ne se figure quelque barbon demandant un stylo et un cahier sur une esplanade. Au pire, un adulte m'aurait lorgné et glissé à son enfant que "ce sont des ignares, ils n'ont pas bien écouté à l'école". Peut-être dormis-je adossé au radiateur tout en apprenant Homère en parallèle.

Le stylo devint une utopie. Afin de combattre l'alcoolisme, je bénéficiai d'une aide seulement en nature, boisson et nourriture. Sans un centime. Histoire de sevrer l'ivrogne que j'aurais dû être si j'avais bien écouté les statistiques.

Sans un sou, où trouver un cahier et un stylo-bille ? J'ai sûrement été un cas rare. Anaïs (son prénom figure sur son badge) au refuge en fut tout étonnée. Pensant que ça sonnerait plus sérieux, j'articulai le mot allemand Schreibwaren. Anaïs ne capta même pas que j'avais parlé allemand. Cela n'était pas prévu. Elle a répliqué de sa voix de facilitatrice que si j'entendais rédiger des cartes postales, je perdrais mon temps, que je ne recevrais pas d'argent pour les affranchir en raison de la prévention de l'alcoolisme, que plus un pékin n'écrivait de cartes postales à notre époque, entre autres. De surcroît, je n'avais pas une vraie adresse, l'administration de l'aide ne pourrait me garantir de dormir des mois durant dans le même abri anti-atomique. On pouvait me délocaliser dans un autre quartier demain. Voire dans une autre commune puisque les municipalités devaient participer au dispatching des populations flottantes au même titre que le chef-lieu. En conséquence, nul ne serait à même de m'écrire facilement. Ni ses collègues ni elle ne géraient de tri postal, faute de temps.

J'attendis la fin de l'estocade. La barynia du refuge déversa ainsi toute sa volonté de maîtrise et de puissance dans mes oreilles.

- Pélops o Tantaleios eis Pissân molôn... scandai-je de mon mieux.

Ella bondit sur ses pieds.

- Hé, tu te rappelles ce vers ?

- Oh oui. Il vient, je crois, des Trachiniennes. Géraldine et toi traduisiez des pans entiers de cette tragédie juste pour vous faire la main. ("Et vous tricotiez", songeai-je, mais par pudeur, je ne le mentionnai pas. Le rappeler eût sonné kitsch.)

Les yeux d'Ella vacillèrent un instant mais elle se reprit très vite. Une pro. L'expérience des situations difficiles.

- Bon, nous n'allons pas attendre que la pluie nous arrose et qu'il nous pousse des feuilles. As-tu d'autres habits ?

- Deux tenues. Quand l'une est au lavage, j'endosse l'autre.

- Ce n'est pas juste ! s'exclama Ella.

- Le slogan "Diminuer l'attractivité de la Suisse" s'est étendu aux autochtones et ne touche donc plus uniquement les requérants.

Perplexe deux petites secondes, Ella accéléra ensuite le rythme. Déclara que mon costume Lampedusa ne m'allait pas, que je ressemblais à un mannequin de test de collision automobile privé de ses capteurs. Désireuse de me voir vêtu de neuf, Ella m'embarqua dans sa maison. "Je dirai que tu fais du trekking", glissa-t-elle en avançant l'éventualité de la visite inopinée de ses désormais fort grands enfants. Je me dis que je ressemblais autant à un trekker qu'à un professeur d'université avec des frusques de peut-être troisième main, autrement exprimé, avec sur le dos les habits d'un mort. L'origine des vêtements usagés était souvent le décès du premier gus à les avoir portés. L'abri-dortoir ne rouvrant qu'à la nuit tombée, nous avions encore du temps devant nous, Ella et moi. Elle rosit, s'essuya furtivement les yeux et me prit tout de go par la main. Comme si je risquais de fuir. On ne fuyait pas Ella.

- Andra moï ennépé Mousa polytropon os mala polla... 

Cette fois, le grec surgit de sa bouche à elle. Muse, parle-moi de l'homme aux nombreuses ruses, le début de L'Odyssée. Avant, il était question de Pélops, de la lignée du stupide Tantale, qui se mit un matin, à l'aube, en route pour la ville de Pise, en Eolie. Pour régler un compte. Ou pour séduire de belles Eoliennes avec ses grands airs.

Je me retrouvai pour la première fois avec des habits un tantinet surdimensionnés dans lesquels je flottai légèrement. Jamais je n'avais maigri à cette échelle.

Ma figure émaciée rappelait celle d'un acteur tourmenté de tragédie. Du moins ai-je toujours imaginé ceux-ci sous cette apparence-là. Avec le parfum et le gel, je cessai de ressembler à un apatride croisé par hasard à un arrêt de bus d'aéroport et eus carrément l'air d'avoir rendez-vous. En un certain sens, c'était le cas. De plus, Ella possédant de quoi écrire, je fus enfin ravitaillé en matériel ad hoc.

Je me mis à rédiger en abondance.

Curieux virage, les passants, ceux qui avaient encore une forme de statut et une adresse, en attendant, pour certains, de me rejoindre, cessèrent de me jeter des regards en biais. Un clochard qui écrivait, cela faisait moins peur. Il n'avait pas de main libre pour mendier.

- C'est un prof qui prépare des cours, lâcha une jeune fille à une copine.

Je montai en grade. Auparavant, je payais ma flemmardise à l'école, selon les parents qui me découvraient soudain dans leur champ de vision.

J'adressai un sourire aux collégiennes mais elles le loupèrent et elles se déplaçaient assez rapidement. 

Bien sûr, quand on n'a plus écrit depuis longtemps, la cloche sonne et les écoliers, je veux dire, les mots se ruent au-dehors tous en même temps. Ils se bousculent pour sortir. Mais néanmoins, à une Ella qui en vint à me demander sur quoi j'écrivais, j'arrivai à lui répondre ceci:

- L'histoire de Jeanne et de son chat Honegger.

Ella avait, mieux, symbolisait la classe. Elle ne glapit aucunement un "quoi ?" ahuri. Ni un what à la Whitney Houston. J'avais en plus l'air sérieux. Ella en prenait acte.

Jeanne, donc, était la maîtresse d'Honegger. Elle l'emportait en train dans un panier à chat en osier de synthèse ou en matériau composite. J'aimais beaucoup la pendule de la gare Cornavin et les panneaux lumineux des arrêts des transports en commun qui indiquaient l'heure et la date, cela m'aidait à me situer dans le temps. Essentiel pour qui a cessé d'avoir des horaires quotidiens structurés.

 


28/05/2018
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Les aiguilles de la mémoire 3

Sous le pont qui, enjambant l'Allondon, relie Russin à Dardagny, là où en saison on pêche à la ligne, les trains vers et venant de l'Ain émettent un "aah" prolongé. Ou un "eeh" tenu. L'ancien Hol-Hol de l'âge de la vapeur ne halète plus. La musique ferroviaire a muté depuis la Symphonie numéro 2 "de fer et d'acier" de Prokofiev et Pacific 231 d'Honegger. J'écoutai pour la première fois Pacific 231 en sixième primaire grâce à mon instituteur feu Jean-Paul Forestier. Dans Pacific 231, des glissandi suraigus commis par les violons avec la complicité du chef restituent les bruits de la machine qui démarre. Le public peut se figurer les sifflements de vapeur. La loco qui chuinte, sue, miaule, grince et s'avance n'a jamais disparu. Quand on joue au train on dit encore tchou tchou. L'orchestre intervient de plus en plus fort. Il musicalise l'idée d'un train qui accélère. A la vitesse maximale de la Pacific, les musiciens donnent tout ce qu'ils ont. Les rythmes s'allongent à mesure qu'approche l'ultime note, afin de traduire le freinage. J'aimai ça aussitôt. Le Franco-Suisse partageait un pays avec l'ingénieur Alfred Ilg. Ilg coordonna les travaux du Chemin de Fer Franco-Ethiopien. La ligne empruntait un tunnel et des viaducs, dont ceux de Hol-Hol. Le nom du site, Hol-Hol, proposa à sa façon une mélodie. Les convois qui roulaient dessus produisaient un bruit rythmé ressemblant à hol hol hol hol. Cela sonne plausible, en tout cas. A l'épellation, Hol-Hol, si on l'épèle de plus en plus vite, en se calquant sur l'accélération de la Pacific, se modifie, tel un matériau modelable, et fait entendre elle a chaud, elle a chaud, ce qui rapproche l'ouvrage d'art ferroviaire de l'allographe LHOOQ de Marcel Duchamp. Et c'est la vérité. Elle a dû en effet avoir chaud, très chaud, la locomotive à vapeur du CFFE, un sigle qui d'ailleurs n'est pas pour me déplaire, suisse et exotique, CFF + E comme Ethiopie, évasion ou Mer Erythrée, antique nom de la Mer Rouge. J'ignore ce qui incarna le plus le feu, la combustion qu'une géante à vapeur roulant dans la région la plus recuite par le soleil de la planète. L'Erta-Alé, peut-être. Volcan oublié mais ardent de l'Afar. Hol hol hol hol... La toux industrielle releva d'abord du murmure. Puis grandit. Devint impérieuse. Urgente. Menaçante. En-dessous des viaducs de Hol-Hol, tout commença à vibrer. Hol-Hol, Hol-Hol, Hol-Hol ! Trompettes, cuivres, cordes, la formation s'emballant sous la baguette du chef d'orchestre déversa sur les auditeurs une tempête croissante de notes. Les premiers rangs prirent ce crescendo en pleine face. Hol-Hol ! (Fortissimo.) Hol-Hol, Holhol ! (Spaventando.) Sous les ponts du CFFE attendaient un chat sauvage, un homme valide, un sourd et un aveugle. Le félin détala à toute allure. L'homme valide regarda en l'air, mi-intrigué mi-anxieux. L'aveugle, d'autant plus assailli de sonorités que sa vue ne pouvait le distraire, se boucha les oreilles. Celui qui n'entendait rien toucha la structure et en capta les vibrations. La course inaugurale venait de faucher, à sa façon, ses premières victimes. Pour elles, plus rien ne serait comme avant le passage du train franco-éthiopien. Même si une fois le premier convoi passé, le tumulte s'estompa, cédant à nouveau la place au silence. Bientôt, la cheminée cracheuse de nuages cessa d'apparaître à l'horizon djiboutien, rendant l'arrière-pays à ses rochers, ses graviers, ses épineux, ses oueds, ses pâtures et ses nappes saumâtres sur lesquels veillait un soleil aux airs de sentinelle enflammée. Au pays des hyènes, des gazelles, des chacals, des caracals, des protèles, la paix parut même effectuer son retour. Sauf qu'elle ne dura qu'un moment. Il revient ! cria quelqu'un. Les hol hol se firent à nouveau entendre crescendo. D'abord pianissimo, puis piano, et en fin de compte forte, fortissimo. L'expectoration de petites nuées par le tube du pesant véhicule tracteur redevint visible. On eût cru qu'une montagne même n'arrêterait pas le monstre. La bête. C'était bien d'Arthur Honegger, de déclarer à Paris qu'il considérait les locomotives comme des animaux. Des béhémoths roulants bouillant intérieurement de toute l'énergie qui y avait été introduite. La rumeur courut dans l'hinterland que le convoi se montrait plus puissant que les montagnes puisqu'il les transperçait. Le tunnel des Monts Ahmar l'attestait, sur la ligne Djibouti-Addis Abéba. Sous le viaduc de Holhol, pendant les très longues secondes du roulement du train, le vacarme était si envahissant que deux personnes debout au pied de la construction ne seraient pas parvenues à se parler. Pas même, hol hol hol hol, en criant. C'en était à hol hol hol ... nir fou fu... hol hol. Il n'empêche que la mise en service du... hol hol... victoire pour le progr... hol hol... empire fran... hol hol hol (decrescendo)... gner du temps de trajet entre le haut-plateau d'Ethiopie et le port de Djibouti sur la Mer Rouge, si près de l'Arabie du Sud qu'un requin excité s'y cognerait le museau, ironisaient les commentateurs, les globe-trotteurs et les moqueurs. Ainsi que les précepteurs, les rhéteurs, les voyageurs et les prospecteurs. Une partie d'entre eux passeraient sur les viaducs de Hol-Hol tôt ou tard, d'ailleurs.

Tukul doum, toukoul doum remplaçait en Suisse les hol hol de la Corne de l'Afrique. Le train dans lequel j'avais pris place s'arracha à la gare de Genève Cornavin. La circulation du convoi s'accompagnait de percussions en sourdine qui produisaient des toukouls et des doums. Passé dans la langue italienne lors de la conquête de l'Erythrée à la fin du XIXe siècle, toukoul, orthographié tucul en italien, désigne une case traditionnelle est-africaine. Quant au doum, il s'agit là d'une espèce de palmier. Le palmier doum. Une doumeraie. Ouadi Doum. Je plaçai les écouteurs sur mes oreilles. Réécoutai Arthur Honegger, Pacific 231. L'opus se révélait plutôt court. Il arrivait donc que les amateurs se l'accordassent plusieurs fois. La résonance métallique du tutti orchestral constituait l'un des traits de génie du compositeur du Roi David et de Jeanne au bûcher. L'oeuvre de Steve Reich Different trains portait son nom à merveille tant elle différait, précisément, de Pacific 231. Reich se référait aux wagons convoyant des déportés vers les camps de la mort. Steve Reich rappelait les heures les plus sombres de l'histoire des transports ferroviaires. Arthur Honegger opta, lui, pour l'enthousiasme, l'engouement devant la modernité symbolisée par une puissante locomotive à vapeur. L'un se remémora des trains affrétés pour tuer, l'autre tint la loco pour un être vivant.

 


27/05/2018
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Les aiguilles de la mémoire 2

Hol-hol, Hol-Hol, Holhol, hol hol hol hol... S'il n'est pas facile de deviner à quoi rêve un chat, le spécimen appelé Honegger, lui, rêva peut-être, dans son drôle de panier à félin, d'aïeux à la chasse. Holhol. Les viaducs de Holhol, çà et là orthographié Hol-Hol, supportaient le passage des convois d'un train de légende conçu par un Suisse, Alfred Ilg. Dans cette vaste région, qui s'étendait de l'Egypte des premiers pharaons jusqu'à la frontière kenyane actuelle, les ancêtres du minou Honegger intégrèrent la société des étranges bipèdes, seule espèce sujette à ce jour à une impulsion la poussant à aimer les chats, chatounes, minets et autres mistigris. Honegger ne souffrait d'aucun abandon. Sa maîtresse Jeanne tenait beaucoup à lui. Transbahuté dans son boîtier ajouré, Honegger s'apaisa peu à peu en route. Suivit le sentier des songes. Sa base de données embarquée de chat domestique l'aiguilla, sans doute, vers des courses de caracals. Vers des fauves pourchassés dans la grande balafre du Rift. Honegger se vit confronté soudain au péril de nomades tue-lions à l'ombre d'un volcan sacré. A des générations d'affût. A d'interminables pistes. Ses yeux, la journée, reflétaient cette longue histoire. Honegger avait hérité d'avancées silencieuses dans la nuit d'Ethiopie. En Nubie. En Erythrée. Jusqu'à des cités égyptiennes. Thèbes. Memphis. Boubastis. Lycopolis. Héliopolis. A Obock voire à Juba et Kassala. De vagues cousins sauvages hantaient toujours la région, par exemple dans le secteur d'Ali Sabieh. Quant à son petit nom d'Honegger, l'intéressé le devait à l'intérêt porté par sa propriétaire, influencée peut-être par son propre prénom, Jeanne, à la fois la Jeanne au bûcher de l'oratorio d'Arthur Honegger et la mystérieuse petite Jeanne de France dédicataire de La Prose du Transsibérien de Blaise Cendrars, aux oeuvres de l'éponyme du chat, le compositeur franco-suisse Arthur Honegger. Pour ne rien dire du Suisse né Frédéric Sauser. Circonstance aggravante, Honegger, l'homme, pas le chat, n'avait-il pas composé un mouvement symphonique intitulé Pacific 231 ? Dans cette pièce musicale, le compositeur rendit hommage à un modèle de locomotive à vapeur, la Pacific 231. Au début, selon mes souvenirs, et ma première audition de Pacific 231 date de la sixième primaire, lorsque notre instituteur Jean-Paul Forestier nous la fit écouter, en 1978, à Genève, quelques glissandi suraigus commis par les violons avec la complicité du chef d'orchestre restituent les bruits de la puissante machine au moment où elle commence à se mettre en branle. Le public peut dès lors entendre les sifflements de la vapeur qui s'échappe. Le monstre qui chuinte, sue, lâche des nuages et s'avance lentement n'a d'ailleurs jamais totalement disparu. Quand on joue à imiter le bruit d'un train, on fait encore "Tchou tchou". Rien d'étonnant, alors, au bruit Hol-Hol d'un convoi roulant sur un viaduc, du temps de l'ingénieur Ilg dans le nord-est du continent africain. Le nom même des "ouvrages d'art" de la ligne, Holhol, restitue un peu à la façon d'Arthur Honegger mais sans musique, oralement, ce hol hol hol hol généré par le roulement des wagons au-dessus de la tête des habitants. Le son a changé entre-temps. Au-dessous du pont de Dardagny, à deux pas de La Plaine, les trains produisent plutôt une sorte de eeh ! Autrefois, le hol hol retentissait, là-bas, si loin en Afrique.

Maints aïeux d'Honegger finirent en apothéose. En habits saints. Emmaillottés et inhumés avec les rites dévolus aux êtres humains qui les avaient adoptés. Un genre de roi Pausole, peut-être appelé David, aima s'entourer d'eux. Au pied de l'estrade jouèrent l'un ou l'autre ménestrel. Résonnèrent krar et massinko, les instruments des histoires d'amour. Et ce, tandis que le monarque caressait l'un de ses chats. La figure de Bastet, déité à tête de chat, marqua l'apogée des ancêtres d'Honegger en ces temps si anciens que des langues trouvèrent le temps de s'éteindre, parfois sans espoir d'être déchiffrées quelque jour. Ainsi, l'écriture méroétique pousse les archéologues à donner leur langue au chat.

 

Jeanne murmura quelque chose au-dessus d'Honegger. Pas exactement à son oreille, mais un peu plus à distance. Elle s'inclina, à cette fin. Quand retentit le cliquetis du verrouillage des portes, celle qui arborait une coiffure à la Jeanne d'Arc se redressa. Elle recomposa son personnage de femme sérieuse en voyage. Cessa de jouer la maîtresse de chat susurrant on ne sait quoi à son cher quadrupède. Epousseta ses habits. Honegger, qui connaissait la musique, se rencogna dans ses rêves de minou.

 


27/05/2018
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