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Work in progress

- Ella ?

De ma vie, jamais je n'avais été aussi avide d'être repéré. Le monde tournait à contresens. Moi qui avais jusqu'ici eu le don de passer inaperçu, je ressentis d'un coup le besoin d'être vu. Qu'Ella captât mon regard, voilà tout ce qui m'importait, à cette seconde-là.

- Ella ! E-e-ll-a-a !

Je parvins à interrompre sa marche. Elle s'arrêta. Tourna la tête. M'observa, l'air incrédule. Je la devinai, cette incrédulité, à la nature flottante de son expression. Ella se dirigea pas à pas vers moi.

- Mais... Est-ce bien toi, Marc-Olivier ? demanda-t-elle, hésitante.

A croire qu'elle eût espéré un démenti. Que je ne fournis pas. Elle m'examina, essaya d'analyser par ce moyen ce qui avait pu m'arriver. Prit une profonde inspiration. Prononça à peu près ces mots:

- Que t'ont-ils infligé ? Tu m'as tout l'air lessivé ! Je voudrais plutôt dire: tellement usé et fatigué par... Par quoi ? La vie ? Une grave rupture amoureuse ?

A priori, j'avais l'air naufragé. Surtout en fringues de récup.

Une mélodie de mobile nous interrompit. En l'occurrence, je reconnus Pacific 231 d'Arthur Honegger. "Elle a un bon goût musical", songeai-je. Ella s'entretint avec une personne que je ne me trouvai pas en mesure d'identifier. Elle lutta pour ne pas s'éterniser, concéda qu'elle n'était pas seule et proposa de relancer plus tard la conversation.

- C'est déconcertant de te rencontrer dans cet état, ajouta Ella. Tu as l'allure d'un exilé, d'un réfugié...

- J'en suis un, Ella. Félicitations. Ton intuition ne t'a pas trompée. (Je demeurai calme en énonçant ces propos. Je n'étais plus à cela près.)

- Dans ton propre pays ? Malgré ta culture ?

Ella s'ébahit de découvrir que ma culture, dont j'ignore moi-même l'étendue réelle, ma vieille matu fédérale obtenue à la force du poignet et à coups de maux de tête l'année de l'avènement de Mikhaïl Gorbatchev, ne m'aient pas apporté la gloire ni la fortune. Le passage des ans n'avait pas érodé son optimisme.

- Viendrais-tu effacer l'action d'Athéna ? suggérai-je.

- Athéna ? La déesse ? Je crains de ne pas te comprendre...

- Dans L'Odyssée, Athéna touche Ulysse de sa baguette en or et le métamorphose en vagabond. Sans y avoir pris garde, j'ai dû croiser le chemin d'Athéna un jour où elle avait une dent contre ma personne.

Je me permis des allusions à l'Antiquité. Et cela, parce que je me pris à penser: tu ne vas pas négliger une occasion unique de placer ta culture grecque, d'autant qu'une occasion de ce genre risque de ne plus jamais se représenter ! C'était vrai. Je pouvais me faire écraser par une fourgonnette en dérapage sur de la neige l'hiver prochain. Ou succomber rapidement, à l'âge que j'avais, dans ma situation. L'option "pas de vieux os" avait été cochée lors de mon entrée dans l'incertitude de l'adversité. Un jeune s'en remettrait vite.

Rien que la volonté d'avoir de quoi écrire représentait un défi. L'opinion publique imagine que dans mon cas, on quémande des piécettes qu'on dépense en alcool ou en stups. Qu'on réclame des sous pour manger. Jamais on ne se figure quelque barbon demandant un stylo et un cahier sur une esplanade. Au pire, un adulte m'aurait lorgné et glissé à son enfant que "ce sont des ignares, ils n'ont pas bien écouté à l'école". Peut-être dormis-je adossé au radiateur tout en apprenant Homère en parallèle.

Le stylo devint une utopie. Afin de combattre l'alcoolisme, je bénéficiai d'une aide seulement en nature, boisson et nourriture. Sans un centime. Histoire de sevrer l'ivrogne que j'aurais dû être si j'avais bien écouté les statistiques.

Sans un sou, où trouver un cahier et un stylo-bille ? J'ai sûrement été un cas rare. Anaïs (son prénom figure sur son badge) au refuge en fut tout étonnée. Pensant que ça sonnerait plus sérieux, j'articulai le mot allemand Schreibwaren. Anaïs ne capta même pas que j'avais parlé allemand. Cela n'était pas prévu. Elle a répliqué de sa voix de facilitatrice que si j'entendais rédiger des cartes postales, je perdrais mon temps, que je ne recevrais pas d'argent pour les affranchir en raison de la prévention de l'alcoolisme, que plus un pékin n'écrivait de cartes postales à notre époque, entre autres. De surcroît, je n'avais pas une vraie adresse, l'administration de l'aide ne pourrait me garantir de dormir des mois durant dans le même abri anti-atomique. On pouvait me délocaliser dans un autre quartier demain. Voire dans une autre commune puisque les municipalités devaient participer au dispatching des populations flottantes au même titre que le chef-lieu. En conséquence, nul ne serait à même de m'écrire facilement. Ni ses collègues ni elle ne géraient de tri postal, faute de temps.

J'attendis la fin de l'estocade. La barynia du refuge déversa ainsi toute sa volonté de maîtrise et de puissance dans mes oreilles.

- Pélops o Tantaleios eis Pissân molôn... scandai-je de mon mieux.

Ella bondit sur ses pieds.

- Hé, tu te rappelles ce vers ?

- Oh oui. Il vient, je crois, des Trachiniennes. Géraldine et toi traduisiez des pans entiers de cette tragédie juste pour vous faire la main. ("Et vous tricotiez", songeai-je, mais par pudeur, je ne le mentionnai pas. Le rappeler eût sonné kitsch.)

Les yeux d'Ella vacillèrent un instant mais elle se reprit très vite. Une pro. L'expérience des situations difficiles.

- Bon, nous n'allons pas attendre que la pluie nous arrose et qu'il nous pousse des feuilles. As-tu d'autres habits ?

- Deux tenues. Quand l'une est au lavage, j'endosse l'autre.

- Ce n'est pas juste ! s'exclama Ella.

- Le slogan "Diminuer l'attractivité de la Suisse" s'est étendu aux autochtones et ne touche donc plus uniquement les requérants.

Perplexe deux petites secondes, Ella accéléra ensuite le rythme. Déclara que mon costume Lampedusa ne m'allait pas, que je ressemblais à un mannequin de test de collision automobile privé de ses capteurs. Désireuse de me voir vêtu de neuf, Ella m'embarqua dans sa maison. "Je dirai que tu fais du trekking", glissa-t-elle en avançant l'éventualité de la visite inopinée de ses désormais fort grands enfants. Je me dis que je ressemblais autant à un trekker qu'à un professeur d'université avec des frusques de peut-être troisième main, autrement exprimé, avec sur le dos les habits d'un mort. L'origine des vêtements usagés était souvent le décès du premier gus à les avoir portés. L'abri-dortoir ne rouvrant qu'à la nuit tombée, nous avions encore du temps devant nous, Ella et moi. Elle rosit, s'essuya furtivement les yeux et me prit tout de go par la main. Comme si je risquais de fuir. On ne fuyait pas Ella.

- Andra moï ennépé Mousa polytropon os mala polla... 

Cette fois, le grec surgit de sa bouche à elle. Muse, parle-moi de l'homme aux nombreuses ruses, le début de L'Odyssée. Avant, il était question de Pélops, de la lignée du stupide Tantale, qui se mit un matin, à l'aube, en route pour la ville de Pise, en Eolie. Pour régler un compte. Ou pour séduire de belles Eoliennes avec ses grands airs.

Je me retrouvai pour la première fois avec des habits un tantinet surdimensionnés dans lesquels je flottai légèrement. Jamais je n'avais maigri à cette échelle.

Ma figure émaciée rappelait celle d'un acteur tourmenté de tragédie. Du moins ai-je toujours imaginé ceux-ci sous cette apparence-là. Avec le parfum et le gel, je cessai de ressembler à un apatride croisé par hasard à un arrêt de bus d'aéroport et eus carrément l'air d'avoir rendez-vous. En un certain sens, c'était le cas. De plus, Ella possédant de quoi écrire, je fus enfin ravitaillé en matériel ad hoc.

Je me mis à rédiger en abondance.

Curieux virage, les passants, ceux qui avaient encore une forme de statut et une adresse, en attendant, pour certains, de me rejoindre, cessèrent de me jeter des regards en biais. Un clochard qui écrivait, cela faisait moins peur. Il n'avait pas de main libre pour mendier.

- C'est un prof qui prépare des cours, lâcha une jeune fille à une copine.

Je montai en grade. Auparavant, je payais ma flemmardise à l'école, selon les parents qui me découvraient soudain dans leur champ de vision.

J'adressai un sourire aux collégiennes mais elles le loupèrent et elles se déplaçaient assez rapidement. 

Bien sûr, quand on n'a plus écrit depuis longtemps, la cloche sonne et les écoliers, je veux dire, les mots se ruent au-dehors tous en même temps. Ils se bousculent pour sortir. Mais néanmoins, à une Ella qui en vint à me demander sur quoi j'écrivais, j'arrivai à lui répondre ceci:

- L'histoire de Jeanne et de son chat Honegger.

Ella avait, mieux, symbolisait la classe. Elle ne glapit aucunement un "quoi ?" ahuri. Ni un what à la Whitney Houston. J'avais en plus l'air sérieux. Ella en prenait acte.

Jeanne, donc, était la maîtresse d'Honegger. Elle l'emportait en train dans un panier à chat en osier de synthèse ou en matériau composite. J'aimais beaucoup la pendule de la gare Cornavin et les panneaux lumineux des arrêts des transports en commun qui indiquaient l'heure et la date, cela m'aidait à me situer dans le temps. Essentiel pour qui a cessé d'avoir des horaires quotidiens structurés.

 



28/05/2018
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